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Florence Chevallier

photographe

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Metaxu : Dans quel champ artistique évoluez-vous ?

F. C. : Dans le champ de l’image, plus précisément celui de la photographie mais aussi celui de la vidéo. A l’heure actuelle, de plus en plus d’artistes penché·e·s sur ces questions se tournent parallèlement vers l’image-mouvement ; c’est dans cette direction que j’ai eu, depuis très longtemps, le désir de m’orienter. J’avais préparé l’examen d’entrée de La Femis lorsque j’étais jeune étudiante ; et le travail des images s’était déjà amorcé dans mes études théâtrales. Passée par un désir de cinéma, je suis finalement arrivée à la photographie, image fixe s’il en est. Images argentiques tout d’abord, images numériques actuellement. L’incursion dans les formes en mouvement se fait par la vidéo numérique, même si j’ai une petite expérience de jeunesse du super 8 et de l’assistanat de montage pour des films en 16, parfois avec des musiciens ou d’autres artistes. Disons que le « mainstream » de mon travail, c’est la photographie, que je rends « animée », d’une certaine manière, par la notion de montage et l’association des images.

 

Metaxu : Pourriez-vous nous parler un peu plus de votre démarche artistique ?

F. C. : Elle prend racine dans les figures féminines à travers l’autoportrait : comment le corps des femmes saisi par l’histoire de l’art masculine est ressenti par la femme elle-même, celle qui est devant l’objectif, mais aussi celle qui décide de produire elle-même ces images ? Pendant et après mes années théâtre, j’ai eu besoin de questionner ces notions d’identité féminine et de filiation. Comment parvient-on à s’identifier aux différentes personnes qui nous ont précédées dans l’arbre généalogique ? Comment celles-ci, avec la société toute entière, impriment-elles des images, des masques sur notre propre visage, sur notre corps ? Comment ce corps est-il également vécu et perçu en tant qu’il appartient à l’histoire de l’art ? Dans mes premiers autoportraits, il est évident que je cherchais cette dimension d’icône – icône vue par les artistes, les peintres, les photographes masculins… – icône que j’ai décidé de m’approprier en même temps que mon corps. Tout cela en mentionnant mes pairs, en art et en photographie, qui étaient tout de même principalement… des hommes ! Il faut dire que j’étais à la recherche d’un père, à l’époque, alors je m’en suis trouvée plusieurs : Man Ray, Kertész, Bill Brandt... Des artistes photographes qui interrogeaient le nu et la lumière. C’était surtout cette notion de lumière qui était importante pour moi : comment éclairer mon propre corps pour mieux le voir ou pour jouer avec ses zones d’ombre ? Ces réflexions ont évolué ensuite, elles se sont étendues plus spécifiquement au visage, avant de s’attacher à d’autres personnages.

 

Metaxu : Vous alliez bientôt être guidée par le manifeste fondateur Noir Limite. Pouvez-vous en dire plus ?

F. C. : Oui, ce manifeste est arrivé en 1986, après ma rencontre avec ces deux autres hommes artistes photographes. Nous avions beaucoup de choses en commun sur le plan philosophique, existentiel, émotionnel et esthétique. Nous avons décidé de créer le groupe Noir Limite pour mettre en œuvre cette pensée de l’intime, du corps, du désir, de la sexualité, du rapport au tragique... Nos photographies étaient alors en noir et blanc ; le noir en était véritablement la couleur manifeste, et il continue d’exister aujourd’hui dans la photographie couleur, précisément dans ce rapport de l’ombre et de la lumière. La dimension du tragique a fini, au bout de six ans, par s’exprimer de manière bien différente chez les un·e·s et chez les autres, ce qui a fait qu’on s’est séparé·e. Mais ce groupe nous a donné l’occasion de produire beaucoup d’œuvres en commun, de performances, de catalogues d’exposition. Ce qui n’a d’ailleurs pas toujours été sans difficultés : nos productions ont parfois été censurées ; elles posaient question dans un monde de la photographie qui, à l’époque, était très orienté vers le reportage et la prise directe. Nous, nous étions des metteur·euse·s en scène. La mise en scène, voilà une notion que nous pourrions aborder très rapidement, en soulignant qu’elle comporte toujours – et je tiens à la maintenir, à la préserver – une part d’expérience vécue, de relation au réel et aux sensations. Celle-ci n’est jamais refroidie, privée d’affects, d’émotions et d’expériences personnelles.

 

Metaxu : Une mise en scène pas non plus focalisée sur le contrôle absolu ?

F. C. : Surtout pas, surtout pas ! Cela implique beaucoup d’improvisation, conformément à une certaine école de la mise en scène théâtrale et cinématographique, qui, partant d’un certain contrôle pour « dessiner » le projet, accorde ensuite une grande importance au laisser-aller. Liberté d’action, liberté d’improvisation, donc.

 

Metaxu : Pourriez-vous citer certaines de vos thématiques de travail ? Nous avons déjà évoqué la femme, le corps, la lumière...

F. C. : La nature, en raison du lien privilégié qu’elle tisse avec le désir – à d’autres moments, on pourrait aussi dire la « nature humaine ». La nature, c’est le lieu dans lequel vivre des sensations, des émotions très puissantes. C’est le cadre que j’ai choisi pour produire la série des Enchantements. Dans un registre moins lyrique, cette nature apparait encore, plus rude cette fois – certainement parce que l’idée de la mort planait dans ma propre existence – dans Commun des mortels. Et elle continue d’exister très fortement dans des séries récentes, en déclinant ses motifs : l’eau, la lumière, les végétaux… Dans les Enchantements d’ailleurs, l’abondance de la couleur verte est une façon de refléter la lumière. C’est très important pour moi, quand bien même je ne suis pas née dans un pays où la nature était particulièrement luxuriante : au Maroc, le paysage reste plutôt urbain. Dans ce périmètre, j’ai trouvé ce qui fait la couverture du livre Casablanca : cette serre abandonnée avec ses plantes grasses qui évoluent devant une fenêtre. Cette image concentre beaucoup de mes préoccupations : la nature, évidemment, le symbole de la fenêtre, mais aussi le travail de mise en scène. Il y a quelque chose de très théâtral dans la position de ces éléments devant l’horizon. A propos d’horizon, Casablanca est peut-être la première série dans laquelle il est aussi présent ; ce n’était pas le cas dans les Enchantements. Dans un autre rapport au vitrail, à la lumière, et à une certaine opacité de l’image, les photographies des Plaisirs peuvent aussi faire un écho. [Ndlr : cf. texte de Tania Vladova, Figurer l’extime].

 

Metaxu : Comment a débuté votre carrière ?

F. C. : Depuis que je suis petite, ce n’est pas totalement le monde réel qui m’intéresse, mais cette partie qu’il faut explorer, qui nous enseigne ce qu’est être humain et comment on se construit. Les figures tutélaires de l’époque étaient sur le piano de ma grand-mère, au Maroc : Beethoven, Chopin, Mozart... Mon appréhension de l’art a commencé par là ; avec la musique, mon corps était présent pour moi dans des séances de danse improvisées au milieu du salon de ma grand-mère. Je n’ai jamais pris de cours, mais, comme la plupart des petites filles, j’étais désireuse de devenir un petit rat de l’opéra… Bon, ça n’a jamais eu lieu, mais je pense que quelque chose s’est fondé, là, au Maghreb, dans cette lumière particulière des pays chauds. J’ai suivi un parcours scolaire sans faute, avant de bifurquer vers l’Afrique pour y vivre une année complète. Je ne me voyais pas dans une salle de cours en université, je ne savais pas trop vers quoi m’orienter mais ce qui était sûr en tout cas, c’est que je voulais être dans l’art, dans le théâtre. J’avais songé à faire une école de mime ; je m’étais même inscrite chez Pinok et Matho, où on m’a dit : « il faut que vous ayez le bac parce qu’en première, ce n’est pas possible, on ne vous prendra pas. » Voilà ce qui m’a poussée à passer mon bac ! Après quoi je suis arrivée à Paris pour finalement faire tout autre chose : je me suis inscrite à l’Institut d’Etudes Théâtrales à Censier. Ces trois années m’ont vraiment enseigné beaucoup de choses sur le plan de la littérature, du jeu, de la scène. Surtout, grâce aux cours que j’ai reçus sur les mythes anciens et leurs figures, j’ai été sensibilisée à l’importance des récits et de la narration, et c’est par ce biais qu’après mes études, je me suis embarquée dans la photographie. Pour mon diplôme, j’avais réalisé un court spectacle – ce qu’on appelait alors, un peu abusivement, un one woman show – dont les enjeux étaient déjà très reliés à la photographie : j’avais installé une sorte de laboratoire ouvert, face au public, où je tirais un portrait de moi dans une cuve remplie de révélateur, et où je projetais des images sur des tissus. Le texte à la base du spectacle provenait du roman de Peter Handke, Le Malheur indifférent, qui évoque le suicide de la mère de l’auteur. Mon rapport à la mort dans l’image photographique était peut-être déjà en train de se construire. J’ai ensuite passé mon été dans ma chambre de bonne, à Paris, où j’ai commencé mes premiers autoportraits, tout à fait intuitivement, en posant les miroirs sur la fenêtre, en ressentant cette lumière du soleil qui vient sur le corps, qui dessine des ombres, des formes. Par la suite, ces autoportraits ont été très bien accueillis au Centre Pompidou, dans une exposition du même nom. Je me suis dit : « bon, ce n’est pas le théâtre qui m’accueille finalement, c’est la photographie. » C’est ça qui déclenche aussi une voie : l’accueil qui est fait à ce que vous produisez.

 

Metaxu : Votre décision vis-à-vis de la photographie s’est-elle clairement établie à partir de là ?

F. C. : Tout à fait. Ça n’a plus bifurqué ensuite. La photographie est restée l’axe principal de mon travail. Ce premier accueil au Centre Pompidou a su me valoriser et me soutenir – même si parfois, certains conservateurs – dont je ne donnerai pas le nom – se sont montrés plus perplexes. Certains me disaient : « Mais il y a une petite ressemblance avec Man Ray sur certaines images... » Et je répondais « Oui, mais c’est mon corps. » Et eux de répondre : « Mais on s’en fout que ce soit votre cul ou celui d’un·e autre ! » Il y avait donc déjà des petites difficultés misogynes vis-à-vis de mon propos, qui pourtant était clair : récupérer l’image originelle de la femme, photographiée non plus par un homme… mais par elle-même.

 

Metaxu : Nous avons déjà évoqué la place du féminin au sein de votre travail photographique, mais en tant que femme artiste, avez-vous perçu le fait d’être une femme comme une force, un frein ? Avez-vous reçu beaucoup de retours directement liés au fait que vous étiez une artiste femme ou bien n’était-ce pas quelque chose à quoi vous prêtiez attention ?

F. C. : A l’époque de l’exposition au Centre Pompidou, ces retours misogynes m’avaient énervée, mais étant plus jeune, curieusement, je n’ai jamais ressenti le fait d’être une femme comme un frein, parce que je n’étais pas à l’affût de ce genre de problématique. J’étais moins bien éduquée qu’aujourd’hui vis-à-vis de ces difficultés rencontrées par d’autres ; j’étais tellement déterminée que, quelque part, cela ne m’empêchait pas d’avancer. Toutes les atteintes – et je ne pense pas ici seulement à celles du milieu de l’art mais à celles de la vie en général, aux souffrances, aux traumatismes auxquels j’ai été confrontée en tant que femme mais aussi en tant qu’être humain parmi d’autres sur terre – toutes ces atteintes donc, ne m’ont jamais empêchée de continuer ma route. Je n’ai jamais cédé. Sur rien de ce que je voulais être. C’est un combat qu’il faut mener, parfois, contre sa propre mère, contre la société. Il y a plein de choses que je n’ai pas voulu faire et que je n’ai pas faites. Je n’ai pas fait d’enfants par exemple. Les choses que j’ai faites en revanche, j’ai essayé de les mener vraiment. Peut-être aussi en raison de mon caractère un peu têtu – motivé – pugnace. (Rires). Cela dit, à la lumière des témoignages d’autres femmes, et en considérant le regard critique qu’on pose aujourd’hui sur notre situation dans la société, je reconnais avoir vécu beaucoup de scènes hallucinantes dans le milieu de l’art ! Tellement de propos machistes, misogynes... C’est d’autant plus délicat qu’il y a, je pense, toujours un rapport d’attraction et de séduction entre les représentants des institutions et les jeunes artistes – hommes comme femmes. J’étais moi-même très désirée – comme toute une jeunesse porteuse d’une certaine puissance d’être et d’exister, dont le milieu artistique apprécie toujours autant le dynamisme contagieux. Mais gare au contrepoint : si vous affirmiez un peu trop votre propre désir, vous pouviez rencontrer quelques hostilités. Il y avait – il y a encore – des choses très graves dont je suis consciente. Je suis professeure en école d’art ; je sais qu’on sort d’une période extrêmement difficile pour les jeunes filles, quand les professeurs sont principalement masculins... Mais sur cette question du désir, il arrive aussi, parfois, qu’il soit partagé… Dans ce cas, c’est toujours difficile de démêler ce qui est de l’ordre du consentement et du non-consentement. Quoiqu’il en soit, je suis aujourd’hui beaucoup plus sensible à tous ces questionnements, et je constate que les jeunes filles sont maintenant très remontées, très combattantes. Je trouve cela très bien.

Metaxu : Justement, quels conseils donneriez-vous à une jeune adolescente rêvant de devenir artiste, ou à une étudiante en école d’art ?

F. C. : Eh bien, déjà, si elle est en école d’art, elle n’a qu’à venir aux cours ! (Rires) C’est le meilleur conseil que je peux lui donner, même si certain·e·s s’en sortent très bien tout·e·s seul·e·s. S’il y a parfois des fleurs qui s’épanouissent naturellement, sans tuteur, je dois dire qu’il se passe des choses assez passionnantes dans les écoles d’art. C’est peut-être encore le seul lieu où trouver ces formes de liberté et de pensées non-dominantes, libres et ouvertes. Et malgré certains dogmatismes, j’y trouve, dans l’ensemble, une capacité à envisager l’art comme quelque chose de vivant. Souvent, les étudiantes me disent : « l’école d’art nous a appris à nous construire, à devenir aussi des personnes conscientes, des personnes critiques qui ne sont pas soumises à tous les diktats ambiants ». Si on a réussi à former des esprits ouverts et critiques, c’est déjà bien ! Et pour ce qui concerne la vocation d’artiste, je n’ai pas de conseils à donner. Je dis seulement aux étudiant·e·s, de temps en temps : « soyez sûr·e·s que votre désir, que votre projet intime est suffisamment fort, suffisamment puissant pour résister dans les tempêtes. Si ça n’est pas le cas, eh bien soyez honnêtes avec vous-mêmes ; il y a peut-être d’autres choses à faire, et différemment. Chacun·e finit par trouver son chemin. »

 

Metaxu : Parlons pour finir de votre actualité d’artiste.

F. C. : Mon actualité était assez vivante il y a deux ans. En cette année [2020] – avec ce qui se passe – les choses sont forcément moins claires. J’ai participé à une exposition importante dans les jardins du Palais Royal, qui accompagnait la sortie du livre de Michel Poivert sur les cinquante ans de la photographie française. Noir Limite et moi-même y occupions une place intéressante dans l’analyse des années 1990. Toutes les images ont malheureusement dû être décrochées très rapidement, pour les raisons sanitaires que nous connaissons. Une autre exposition des collections de la BNF sur la photographie en noir et blanc prévue au Grand Palais est reportée, si tout va bien, à septembre [2020]. Voilà pour les grosses expos thématiques collectives. Sur le plan des expositions personnelles, je n’ai aucun projet en ce moment. En revanche, cette période de confinement m’a énormément fait travailler. (Rires) Je n’ai donné que des cours en visio-conférence, et je suis restée à la campagne où j’ai amorcé deux très grandes nouvelles séries que j’espère bien faire aboutir dans les années à venir. Comme les choses ne se font pas du jour au lendemain, il faut commencer à envoyer des dossiers, à tout tirer au clair, à répondre à des invitations… Je donne, pour ma part, quelques conférences et quelques workshops. Mais je n’ai pas de galerie. D’où, parfois, quelques difficultés : il faut tout faire soi-même.

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