Alice Pallot
Photographe
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Metaxu : Pourrais-tu nous parler de ta pratique artistique ?
A. P. : Je travaille autour de ce que j'appelle des documentaires sensibles ou des documentaires d'anticipation via le médium de la photographie. Je m’intéresse à ce que j'appelle des réalités cachées : des métamorphoses, des phénomènes naturels. L’idée est de traiter des problématiques invisibles, voire invisibilisées. Par exemple, le dernier sujet que j'ai traité parlait des algues toxiques en Bretagne. De manière plus générale, je dirais que je m'intéresse aux actions néfastes de l'être humain sur la nature, par rapport à un environnement qui est un environnement en constante mutation. À travers ce documentaire d'anticipation, je crée ce que j'appelle ma vision du réel à travers une vision d'un futur proche. Comment rester dans l'approche d'un documentaire en invoquant l'idée d'un futur qui n'est pas si lointain. Dans la manière dont je vais réaliser mes images, il y a toujours quelque chose de l'ordre d'un futur assez proche, d'un onirisme dans l'esthétique et aussi peut-être de l'ordre d'une beauté malade parfois. Mes images se situent entre utopie et dystopie, et peuvent aussi avoir un lien assez proche avec la science-fiction. Mon modus operandi consiste en fait à ramasser des déchets sur les territoires que j'investis qui vont devenir des filtres photographiques.
J'ai été extrêmement choquée par la pollution qui prenait place sur à peu près tous les lieux que j'investissais par le médium de la photographie et j’ai commencé à ramasser ces déchets, que j’utilise ensuite de manière très simple comme filtre. C'est donc aussi une manière de regarder à travers le prisme de la pollution, d'une autre couche de pollution, pour montrer aujourd'hui le monde abîmé dans lequel on est. Et parfois justement en ayant un regard assez désanthropocentré, en se plaçant peut-être un peu plus du côté du vivant, et bien on peut avoir des espoirs de résilience. Alors pas forcément du côté de l'être humain mais justement de résilience de la nature, de certains organismes. Et donc je fais le lien avec mon dernier projet qui s'intitule Algues maudites – a sea of tears. Projet réalisé dans le cadre de la résidence 1+ 2 qui est une
résidence photo et science, qui permet à des photographes comme moi de collaborer avec un laboratoire du CNRS.
Dans cette série, j'ai travaillé sur les algues toxiques en Bretagne, toxiques à cause du réchauffement climatique et par les déchets de l'agriculture intensive, qui vont produire un gaz qui s'appelle le gaz H2S, qui est un gaz complètement toxique et mortel pour n'importe quel vivant. L'idée était de se rendre sur le terrain avec les militants, de comprendre la problématique, d'analyser, d'observer et surtout d'opérer une sorte de transformation et de traduction entre les propos des militants et un travail esthétique de photographie. J’ai par exemple rencontré Yves-Marie Le Lay de l'association Sauvegarde du Trégor Goëlo Penthièvre, qui est philosophe et avait des mots extrêmement précis, pointus, et presque poétiques, sur des situations graves. Il pouvait émettre les mots de « plage stérile », « derrière le vert, il y a le noir », en parlant de la couche d'algues, sous laquelle se cache du noir puisqu’en fait les algues rentrent dans une dynamique de putréfaction : le sable devient noir charbon sur certaines plages de Bretagne du Nord, « les marées vertes sont les nouvelles marées noires »,… Plein de phrases comme cela qui m'ont aidée à traduire cette catastrophe, cet effondrement de la biodiversité par le médium de la photographie. Voilà pour la première partie.
Ensuite, je me suis rendue au CNRS de Toulouse dans l'idée d'observer les milieux anoxiques (sans oxygène) sous les algues dont on entend très peu parler. Nous nous sommes rendu.e.s compte, avec les scientifiques qu'il y avait une forme de résilience qui s'opérait. Donc nous avons cherché à reproduire les conditions des marées vertes dans des aquariums pour pouvoir les observer dans les laboratoires du CNRS, et tous les organismes que nous avons pu observer sont des escargots, des planaires, des vers,… Des organismes que l'on connaît déjà, et à travers un film, je viens les montrer d'une manière assez science-fictionnelle, comme si il s'agissait des nouveaux organismes, un peu extraterrestres, alors qu'en fait, pas du tout, ce sont des organismes qui nous entourent. L’idée était donc aussi de venir questionner à travers cette esthétique de l'étrange, de la beauté malade pour alerter interpeller sur des problématiques que l’on croit connaître. La Bretagne est une région qui est connue pour la beauté de ses côtes, je n'enlève pas ça à la Bretagne, mais voilà il faut aussi qu'on parle du sujet qui est sur la table depuis des années : la problématique de l'agriculture productiviste et intensive, qui vient du remembrement dans les années 60. Cela ça dure depuis maintenant un moment et il y a peu d'actions qui sont engagées pour que cela change. Il s’agissait ici aussi de pouvoir en parler à travers un médium artistique et d'utiliser des données scientifiques dont la vulgarisation est pour moi très importante, pour permettre aux spectateurs/rices de prendre connaissance de ses études, parce qu'il y a aussi quelque chose dans le langage scientifique qui est pour moi presque de l'ordre de l'impénétrable et qu'il faut traduire. Je dirais qu’il y a eu plusieurs traductions dans ce travail.
Metaxu : Tu parles ici d’initiation au monde et au langage scientifique. Avais-tu déjà développé cela lors de tes études à La Cambre ou est-ce grâce à ce type de résidence ?
A. P. : Lorsque j'étais à La Cambre, j'avais vraiment envie de créer des univers science-fictionnels futuristes. J'étais vraiment attirée par l'anticipation de manière générale mais je créais mes données scientifiques, mes recherches. Je me documentais mais c'était très léger par rapport aux documentations j'utilise aujourd'hui. Peut-être aussi parce que ce n’est pas forcément facile de se documenter toute seule sur un sujet qu'on ne connaît pas. À La Cambre, on m'a plus poussée à développer des univers esthétiques et conceptuels, mais pas forcément à aller vers le côté scientifique. J’ai tout de même commencé à avoir un certain attrait pour la science à ce moment-là. Ensuite, je suis sortie de l'école, j'ai continué à réaliser des séries et j'ai commencé à initier - mais par moi-même – des collaborations avec des botanistes qui avaient quand même un attrait pour la science, avec des personnes qui étaient proches du milieu de la science, sauf qu'à chaque fois, il s’est agi de collaborations très courtes – une ou deux journées - pour des questions budgétaires et de temps. Mais cela suffisait, je suis quelqu'un qui produit assez rapidement. Et c'est comme ça que j'ai pu produire mes séries qui m'ont permis de postuler à la Résidence 1 + 2. Parce qu'en fait, le souci, c'est qu’il faut déjà montrer un intérêt pour les sciences sans avoir jamais eu la chance de le faire concrètement. Cette résidence a eu lieu fin 2022 et c’est vraiment la première fois que j'ai pu travailler avec un laboratoire. Cela m'a vraiment ouvert un champ des possible dans le domaine de la science. Maintenant, j'ai une sorte de légitimité parce que j'ai travaillé avec tel ou tel laboratoire. Après, cela s’est quand même fait en crescendo dans mon parcours. Je suis aussi passée par l'ECAL rapidement, qui est une école en Suisse où je ne dirais pas qu’il y a forcément un attrait pour la science mais en tout cas, dans l'esthétique de cette école, il y a un certain attrait pour l'anticipation, le futurisme. Cela a été un parcours aussi assez naturel avec les personnes que j'ai que j'ai rencontré qui aussi étai sur mon chemin et qui m'ont mené à ça.
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Metaxu : La dimension écologique elle était aussi déjà présente dans ton travail à l'école ou cela s’est-il développé en parallèle avec l’approche scientifique ?
A. P. : l'approche écologique est là depuis le début. Elle était là avant l'approche scientifique et je dirais même que c’est ça qui m'a poussée à vouloir créer des mondes dystopiques, utopiques où nous sommes face soit à une ultra-catastrophe d'une destruction par l'être humain qui est poussée à l'extrême par rapport à ce que l'on vit aujourd'hui, soit au contraire à un monde rêvé. Mais très tôt j'ai trouvé ce truc d'utilisation des déchets sur les plages quand j'étais encore à l'école. Donc oui, l'écologie est un propos qui est venu assez rapidement. Et puis voilà, je pense aussi que, quand on est artiste et photographe, et bien on utilise aussi ce qui nous intéresse dans notre vie personnelle pour créer. Donc, pour moi, l'écologie a toujours été un peu ma ligne directrice.
Metaxu : On peut lire dans la bio de ton site que cela se place pour toi au carrefour entre ta vie sociale active dans le champ culturel, et ton rapport au champ naturel. L’écologie viendrait un peu comme trait d'union entre les deux ?
A. P. : Tout à fait. Et maintenant, ce qui est intéressant pour moi, c'est qu'en fait la science vient appuyer l'écologie par des données, et transmettre aussi une sorte de légitimité à certains propos. C'est pour cela que moi, cela m'intéresse aussi de d'utiliser la science.
Metaxu : Tu parlais de rencontres-clé. Y a-t-il eu des personnes ou des instituts qui ont joué un rôle clé dans ton parcours ?
A. P. : Je pense à trois ou quatre rencontres-clé. La première, c'est l'école. Je pense en premier lieu à Hervé Charles, le directeur de la section photographie qui m'a fait confiance très tôt quand je suis arrivée à La Cambre. Je suis arrivée assez jeune, à 18 ans, donc je pense que je ne savais pas encore où j'allais, ce que je voulais ou pourquoi j'étais là. Et c'est vrai que quand on commence des études d'art, la chose qui est la plus difficile c'est de croire en ce qu'on fait, puisque c'est le début. Et je dirais que Hervé Charles a vraiment tout de suite compris le chemin que je voulais prendre dans ma sensibilité artistique et donc, je me suis sentie très soutenue par lui.
Et puis c'est vrai que dans le cadre de l'école, lors de mon jury de Master 2, nous avons été diplômé.e.s à Hangar, qui a un centre d'art à Bruxelles. Après ce diplôme, j'ai continué en fait à montrer mes nouvelles séries à la directrice Delphine Dumont. J'ai été extrêmement - et je le suis encore - extrêmement épaulée par Delphine Dumont et toute son équipe. Ils m'ont suivi en fait, même avant le Master 2. Je crois que j'étais en 3e année, cela fait donc maintenant à peu près 7 ans. C'est extrêmement rare d'être suivie par un centre d'art alors qu'on n’est même pas sortie de l'école, donc je me suis sentie extrêmement épaulée, soutenue aussi par une équipe de femmes - à l'époque, elles étaient quatre femmes dans le bureau. C’est quelque chose qui met aussi beaucoup en confiance. Elles ont cru en mon travail et m'ont vraiment aidée à continuer de produire, de faire des choses. Parce que je pense que quand on sort de l'école, c'est ce qui est le plus compliqué, c'est continuer de créer. Parce qu'on a un diplôme en poche, on fait des concours, on tente des choses, cela ne marche pas forcément. Et donc à un moment, il faut continuer, et croire en soi. Aujourd'hui, Delphine Dumont a décidé de créer la galerie Hangar qui sera donc officiellement ouverte vers Mars 2024 et je fais partie des artistes de cette galerie. La collaboration continue d'une autre manière, et je dirais qu'on découvre aussi et qu'on évolue dans le milieu de l'art en parallèle. C'est une collaboration pour moi qui est très intéressante, qui est porteuse. Maintenant, nous nous connaissons très bien, et c'est très agréable d'avoir ce genre de collaboration, c'est essentiel.
Et la dernière personne, ou en tout cas cadre institution à laquelle je pense est la Résidence 1 plus 2 dont le directeur est Philippe Guionie. Cette résidence m’a donné la possibilité pour la première fois de travailler avec des scientifiques et d'explorer ce monde-là. C'est une opportunité incroyable dans la création. J’ai aussi fait partie d'un réseau qui s'appelle Futures, qui est un réseau international de photographes. Il y a à peu près 5 – 6 photographes qui sont sélectionnés par pays dans à peu près toute l'Europe et qui vont faire partie de ce réseau. J'ai été sélectionné par la Belgique par le Photography Museum van Antwerpen dans le programme du .tiff et c'est vrai du coup que toute l'année dernière s'en est suivi une série d'expositions dans toute l'Europe qui qui m'ont permis de rencontrer des personnes du monde entier, de parler d'écologie, de participer à des panels sur l'intelligence artificielle ou la géo-ingénierie, sur plein de sujets qui me passionnent. Et donc, ça, pour moi, cela fait partie de ma construction en tant qu'artiste, c'est-à-dire qu’il faut, à un moment, s'ouvrir au monde, et voir ce qui se passe ailleurs, ce que les autres pensent, comment ils font, comment ils créent, comment cela se passe dans les institutions,… C'est une grande ouverture.
Metaxu : Et si je te pose la question du féminin ? Pour toi, dans ton parcours, que cela t’évoque-t-il ?
A. P. : Je pense que, quand j'étais à l'école à La Cambre, nous étions 70 % de femmes, donc je n'avais pas vraiment de point de comparaison directe, en tout cas avec des collègues hommes, donc je me suis très bien sentie, et c'était très agréable d'être entouré de beaucoup de femmes pendant mes études. Après, par contre, j'ai fait un petit passage à l'ECAL, et là, c'était très différent. Là, j'ai vraiment senti que mes collègues de classe homme n'étaient pas traités de la même manière, donc c'est vrai que c'était assez étrange. Après, je pense que l’ECAL est une école aussi particulière, qui a de très bons côtés et des moins bons. C'est ce que j'ai ressenti là-bas.
Et puis, c'est vrai que, peut-être, dans le milieu du marché de l'art, quand on regarde juste tout simplement le prisme des artistes qui marchent, on peut voir tout simplement qu'il y a énormément d'hommes dans les expositions d'artistes émergents/émergentes. Ce n’est pas quelque chose que j'ai beaucoup expérimenté de manière directe, mais évidemment que cela se sent : la photographie, le milieu de l'art est un milieu patriarcal. Après, je ressens aussi que beaucoup de nouveaux programmes sont mis en place pour les femmes photographes émergentes : il y a par exemples Les filles de la photo notamment, dont j'ai été finaliste, et avec qui j'expose en ce moment dans le cadre de la Biennale Photoclimat à la MAC de Créteil.
Les filles de la photo, c'est un groupe de photographes - enfin, non, justement pas de photographes - d'actrices du milieu de la photo en France qui ont pour but de mettre en avant les artistes femmes émergentes et de les aider dans leur carrière du fait qu'elles soient des femmes notamment.
Voilà, je fais attention aussi : il y a beaucoup de nouvelles expositions, de nouveaux salons émergent qui se mettent en place en photo, et maintenant, la parité est une condition. Il y a des choses qui se mettent en place, cela change doucement. Il faudrait que cela change plus rapidement, et et de manière plus radicale, mais je dois reconnaître que dans le milieu de la photographie ces changements s'opèrent, peut-être plus rapidement que dans d'autres milieux.
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Metaxu : Aurais-tu trois conseils pour débutante ?
A. P. : Le premier conseil que je donnerais c'est de faire, de créer. Parce que, voilà, je suis aussi prof de photos et j'entends beaucoup de personnes autour de moi qui ont beaucoup d'idées absolument géniales mais on ne les voit pas, qui ne les créent pas, et donc, pour moi, être artiste, c'est concret. Juste rien qu’à partir du moment où on fait les choses, même si ce n’est pas comme on l'imaginait au début, même si on a l'impression que c'est raté – déjà, ce n'est jamais raté, ce sont des étapes de recherche - et cela devient concret quand on fait. Voilà ce que je dirais à toutes les personnes qui ont envie d'être des créateurs ou des créatrices : de vraiment commencer à mettre la la main à la pâte, et de se lancer, même avec très peu de budget, même avec zéro budget, d'être dans des dynamiques aussi, de recyclage, de réemploi, de contacter les gens aussi : Instagram est un très bon réseau pour ça. Moi, maintenant, j'ai beaucoup de jeunes artistes ou d'ailleurs, de gens qui sont juste intéressés par la création qui me contactent pour qu'on se rencontre, pour aller boire des cafés et, alors bon je ne peux pas répondre à tout le monde, mais j'essaie de le faire au mieux, et c'est vrai qu’on a la chance d'avoir Instagram pour ça, pour pouvoir contacter tous les artistes qu'on aime, donc je pense que c'est un réseau qu'on peut utiliser à des fins bénéfiques. Il faut vraiment oser poser des questions, aller vers les gens : nous vivons dans un monde où les réseaux sociaux sont très présents et, par conséquent, c'est facile d'être derrière son écran, mais voilà, je dirais qu'il faut aussi passer à l'étape supérieure, et savoir mettre de côté peut-être sa timidité dans les débuts et aller rencontrer les personnes en vrai, et pas que derrière un écran, aller aux vernissages qui nous intéressent, pour vraiment rencontrer et, je dirais aussi, identifier, quel type d'artiste ou de référent.e va nous inspirer, nous plaire, quelles institutions, quel musée, quelle galerie, quel espace artistiques vont m'inspirer et aller voir ce qui se passe là-bas, parler avec les gens, communiquer, et au début peut-être juste regarder, mais déjà regarder, c'est vraiment s'enrichir donc voilà je dirais s'enrichir aussi des choses qui nous plaisent, et puis après ne pas hésiter. Donc là, c'est peut-être plus dans le cas de de personnes qui ont fait des écoles d'art - ou pas - à postuler à des concours parce que c'est comme ça - même si on ne gagne pas ces concours, parce qu'il sont très difficiles à gagner pour la plupart - c'est comme ça que des personnes vont découvrir votre travail et dans 3 ans, ils diront ah bah oui cette personne avait tenté ce concours il y a 3 ans je m'en souviens le travail a beaucoup évolué. C’est quelque chose qui peut être extrêmement décevant parce qu'au début on tente beaucoup de concours et on n’en gagne pratiquement pas, mais voilà, il ne faut pas baisser les bras. Je dirais vraiment continuer de croire en soi, et de tous les artistes photographe que je connais, tous ceux qui croient en eux et qui n'ont jamais baissé les bras ont fini par atteindre certains de leurs buts, donc voilà ne pas se laisser décourager par des gens qui jugent le travail. Parfois, il y a aussi quelque chose de très patriarcal là-dedans, dans le fait d'avoir des hommes avec beaucoup plus d'expérience qui vont juger, se permettre de juger d'émettre des avis de peut-être briser des carrières et des envies, voilà, ça il faut essayer de de l'écouter le moins possible - même si la critique peut être complètement constructive, il faut qu'elle le soit - mais voilà la critique non-constructive existe aussi.
Metaxu : J'aurais voulu revenir avec toi sur le rapport entre art et sciences, et ta collaboration avec le champ scientifique. Pourrais-tu nous parler nous parler un peu plus de ces rencontres, de ton vécu dans les labos, et de la façon dont ensuite tu t'empares de ces recherches et dont tu les réinjectes dans ta création, ou plutôt comment tout cela mûrit en toi ? Je serais curieuse d'entendre ton retour d'expérience sur ces rencontres, et le dialogue entre deux champs qui, même si pour l'instant c'est c'est très fort dans l'air du temps, historiquement n’ont pas toujours fait bon ménage ?
A. P. : Lors de la résidence 1+ 2, je devais contacter des scientifiques en leur proposant mon projet de réadaptation du milieu des marées vertes dans des aquariums, et donc plutôt de reproduction. C'est quelque chose qui peut apparaître comme scientifique mais qui est quand même de l'ordre de l'expérimentation. J'ai aussi fait pousser des algues toxiques sur des tirages au laboratoire, là aussi assez expérimental et peut-être un peu inhabituel. Puis, très vite, j'ai été mise en contact avec plusieurs scientifiques de différents champs, de différents domaines et l'idée était alors de voir s'ils aimaient ou pas le projet, s’ils s’en sentaient proches. Il y a des scientifiques avec qui cela n'a pas fonctionner. Clairement, ils ne comprenaient pas du tout le lien que je pouvais faire avec l'artistique, avec un univers imaginaire, et l'intérêt scientifique en fait. Même l'intérêt tout court. Voilà. Donc, bon, ben, on passe à autre chose dans ces cas-là ! Et finalement, j'ai eu une rencontre avec Frédéric Azémar - je ne l'ai pas cité dans les rencontres tout à l'heure mais c'est une rencontre importante pour moi. Elle englobe aussi le champ de la Résidence 1+ 2. Frédéric Azémar, c'est un scientifique qui travaille au laboratoire écologie fonctionnelle et environnement à Toulouse qui a une vision très ouverte de la science et qui est lui-même aussi artiste photographe. Nous avons pu partager évidemment de manière plus évidente la connexion entre l'art et les sciences. Je n'ai jamais étudié les sciences et donc il a fait un gros travail de vulgarisation scientifique dans un premier temps avec moi, tout simplement pour que je comprenne quelque chose parce que je suis quand même arrivée dans un domaine de sciences qui assez impénétrable en terme du langage, et donc il a fallu prendre beaucoup de notes. J'enregistrais toutes les conversations que j'avais, et j'avais des personnes qui m'aidaient de la Résidence 1+ 2 à retranscrire tout ça. Le premier travail a d’abord été de véritablement comprendre toutes les informations, de les digérer, de les simplifier, de vérifier qu’elles sont encore correctes, et puis après seulement de commencer à créer. Donc je dirais que ça c'est un petit peu fait comme ça. Et très vite, Frédéric Azémar s’est vraiment prêté au jeu de cet esthétisme, de ce changement d'univers, de d'imaginaire. Aussi avec Joséphine Leflaive qui m'a permis de faire pousser des algues sur des tirages, ce qui n’était pas gagné non plus, et maintenant je peux continuer ça avec d'autres scientifiques hors de la résidence 1+2.
Metaxu : Tu as donc gardé des contacts avec cette équipe ou cela a trouvé place ailleurs ?
A. P. : Oui, là, j'échange en ce moment avec quatre ou cinq scientifiques de laboratoires différents sur des recherches différentes mais c'est vrai que le fait d'être allée au CNRS, cela m’a permis en fait de rencontrer un peu tout le laboratoire, et comme ce sont des recherches qui m'intéressent énormément, là je travaille avec d'autres scientifiques du même laboratoire sur d'autres recherches donc oui j'ai l'impression que l’on tire un fil et puis en fait, quand on commence à ouvrir le champ des possibles dans la science, on a tellement de recherches intéressantes qui s'ouvrent à nous que voilà moi j'ai juste envie de tout digérer et de le transformer par le médium de la photographie et par un certain imaginaire.
Metaxu : Et quelle est la place de l'écologie là-dedans ? Quelle est la posture des scientifiques par rapport à cela ?
A. P. : Alors ça c'est une très bonne question. Quand j'étais en Bretagne, j'ai travaillé avec un centre scientifique via la Résidence 1+ 2 juste parce que la résidence, la collaboration avait lieu au CNRS de Toulouse et moi j'ai quand même voulu même voulu travailler avec des scientifiques bretons parce que le sujet parlait de la Bretagne, et très vite je me suis retrouvée en fait heurtée à l'omerta générale sur la question des algues vertes. Donc les scientifiques qui m'ont reçue étaient absolument ouverts et gentils, sauf que quand ils ont compris que mon propos était assez engagé, et que j'avais un avis sur la question des algues vertes, nous avons dû arrêter de travailler ensemble parce qu’en tant que scientifiques, ils ne pouvaient pas porter la voix que je porte avec le projet Algues maudites – a sea of tears et il n’avaient rien de méchant là-dedans ou de malveillant juste que leur voix scientifique, avec les financements que leur laboratoire recevait, ne leur permettait pas d'avoir une autre position que la position neutre d'un ou d'une scientifique et c'est ce qu'il m'ont expliqué. Nous avons donc arrêté la collaboration à ce moment-là. Je n’ai pu publier aucune des images que j'avais faites avec eux.
Donc c'est vrai qu'au CNRS de Toulouse, j'ai eu certaines discussions là-dessus avec des scientifiques. Par exemple, des scientifiques qui travaillaient au CNRS mais qui étaient indépendants, et donc qui travaillaient parfois dans le privé, menaient quelques enquêtes pour Total : je leur ai posé la question : comment fait-on pour être écologiste et pour travailler pour Total en même temps ? La plupart m'ont répondu qu'en effet ils avaient leur conviction personnelle mais que le scientifique se doit d'être neutre. Et ça, j'en ai aussi beaucoup parlé avec Frédéric Azémar, lui travaillant pleinement au CNRS et étant écologiquement engagé en tant que personne. Et comment également, tout simplement ne pas être dans une forme d'éco-anxiété permanente quand on voit et quand on connaît et quand on fait nous-même les rapports en tant que scientifique ? Mais bon, j'imagine que moi en tant qu'artiste, c'est quelque chose qui me touche particulièrement, et qu’eux sont plus habitués à devoir remettre des rapports sur des études. En fait, c’est ce que Frédéric Azémar me disait : eux, ils font les rapports pour alerter au maximum mais la décision ne vient pas d'eux donc le gouvernement, toutes les personnes qui sont au-dessus, ont ces informations et c'est là que les décisions se font. Scientifique, je dirais que c'est un très beau métier mais difficile de prendre des décisions.
Metaxu : Et, toi, considères-tu que tu as une posture engagée allant de soi en tant qu'artiste ou pas ?
A. P. : Je dis souvent que je me considère comme artiste photographe engagée, et pas comme photographe militante. Pour moi, la différence est qu’une photographie militante va plutôt être une photographie de témoignage de véracité sur des situations - et ce qui est très bien, la photographie sert aussi ce genre de propos - mais moi je considère que mon travail est plutôt de l'ordre d'engagé par le fait de donner une vision artistique sur une problématique donnée. Et je pense aussi que la vision artistique est très importante puisque c'est cette vision qui va permettre à mon sens de créer chez les spectateurs et les spectatrices de l'empathie et donc d'alerter d'une manière différente de celle du documentaire - peut-être un peu plus frontal, un peu plus trash. Je montre dans une des expositions des cadavres d'animaux morts mais en général, c'est vrai que j'opère une sorte de transformation de l'image avec ces algues qui viennent pousser sur ces tirages, et donc l'image apparaît comme une sorte de deuxième paysage, avec cette toxicité invisible qui devient visible par la matière photographique et donc, à mon sens, c'est une manière de créer de l'empathie et de s'investir des questionnements essentiels de la préservation des écosystèmes face à son exploitation et face au déclin imminent de la biodiversité. L'idée est vraiment d'informer, de vulgariser, par une photographie que je considère bien sûr comme engagée. Et je voudrais ajouter qu’au final, en créant des expositions justement sur ces thématiques, avec ce type d'esthétique, en invoquant une anticipation, un futur, l'idée est aussi de créer une sorte de synergie collective en montrant par exemple une nature résiliente qui n'a pas forcément besoin de l'être humain pour se régénérer. Et pour porter un regard désanthropocentré où l'être humain n'est plus au centre de la biosphère. C'est vraiment quelque chose d'important, et je dirais que la photographie a’un pouvoir narratif assez puissant qui permet en fait de projeter un monde des possibles. J'utilise en fait ce médium qui est censé être un médium réaliste pour justement donner des ambigüités sur le monde politique et poétique dans lequel on évolue.